Juin 2049, Eirin a cent ans !

Dessins et textes parus au Japon dans le quotidien Mainichi Shimbun, édition du mercredi 12 janvier 2000

 

Traduction des textes (lecture de droite à gauche) :

(case 1)
- Tout le monde voit bien, là ? Ceux du fond ?
- Ouais, ouais, tu peux y aller...

(case 2)
- Mademoiselle, si vous voulez bien...
- D'accord, mais... euh... pas trop longtemps, hein ?

(case 3)
- Bon, je disais donc...

(case 4)
- ...Pendant les 50 premières années de son existence... ...Eirin se débrouillait avec des mosaïques...

(Case 5)
- ...Ou encore des bokashi, comme celui-ci...

(case 6)
- Il lui arrivait même de redécouper les images, comme dans la fameuse scène d'étranglement de l'Empire des sens...

(case 7)
- Au début des années 2000, des voix s'élevèrent. Soutenus par l'opinion publique, des réalisateurs en colère tentèrent de faire chuter la commission. "Vous charcutez nos films !" "Laissez-nous l'art, retournez à vos boucheries !"

(case 8)
- La réplique fut immédiate. En 2010, Eirin crée le bokashi artistique, des toiles de maîtres viennent remplacer les mosaïques... Ici, Gabrielle d'Estrées et sa sœur (1594).

(case 9)
- Et pour la jeunesse, une collection de bokashi "kawaii" ("mignons")... Ici, Jojo va à l'ambassade (2006).

(case 10)
- C'en était trop pour le monde des arts : en avril 2013, une grève sans précédent réunissait réalisateurs, acteurs et producteurs de tout le pays. Affaiblie, la commission était à deux doigts d'être dissoute fin 2013.
- Alors je peux me rhabiller ?

(case 11)
- Mais la commission eut une idée de génie. "Vos bokashi sont laids, ils ne servent à rien", lui avait-on reproché ? Eh bien, elle allait les rendre utiles ! Désormais, les publicités n'auraient plus seulement lieu avant, pendant et après les films, mais aussi DEDANS !

(case 12)
- Dans TOUS les espaces blancs, libérés par les bokashi !

(case 13)
- Le succès fut immédiat, et l'indignation du monde artistique vite étouffée par le soutien sans faille des entreprises et du monde des affaires. La commission moribonde renaissait de ses cendres...

(case 14)
- En juin 2049, elle fêtait dans l'allégresse ses 100 ans d'existence. Sacré Japon !
- Bon. Cette fois, je peux me rhabiller, hein ?

Juin 2049, Eirin a cent ans!
 

  Vous connaissez Eirin ? C'est la commission de censure qui régit le cinéma dans tout l'Archipel, en imposant notamment bokashi (flous peu artistiques) et mosaïques sur les scènes jugées choquantes de vos films... En juin 1949, la commission de censure Eiga Rinri Kitei Kanri Iinkai (rebaptisée en 1956 Eirin Kanri Iinkai) est créée sur proposition du Quartier Général américain, sur le modèle du code Hays qui régissait alors le cinéma hollywoodien.

  Quand elle se rapporte aux choses du sexe, l'histoire de la censure est le plus souvent comique. Plus d'une fois, elle a montré qu'il faut chercher dans le détail des obsessions mêmes des censeurs les raisons de l'interdit. Ainsi le code Hays proscrivait toute mise en scène des nombrils : la collection personnelle de photographies de nombrils de monsieur Hays fut découverte après sa mort...

  Le ridicule et le bon sens ont eu raison de la commission de censure américaine. Au fil des années, le code Hays s'est vidé de son contenu, pour finir par disparaître corps et âmes dans les années 60. Mais pas son avatar, la commission Eirin ! Le rejeton japonais, inexorable machine à gommer les poils, est toujours là, bien présent, et prêt à œuvrer dans ce nouveau millénaire.

  Et pourtant, aucune loi japonaise n'interdit, par exemple, la représentation des poils pubiens. Tout juste l'article 175 du code pénal nippon s'essaye-t-il, avec les mêmes et inévitables approximations que le texte de loi français, à déterminer une frontière entre "décence" et "obscénité". Susciter "en vain" le désir, offenser la pudeur des gens "normaux", transgresser la "morale", voilà bien qui tomberait sous le coup de la loi : charge aux tribunaux d'y trouver, en cas de plainte, matière à jugement. Et la jurisprudence se révélant plutôt clémente, les agissements des censeurs du cinéma apparaissent singulièrement abusifs.

    Un paradoxe surprenant est que cette censure, bien qu'issue du puritanisme catholique américain, agisse au pays des ukiyo-é (estampes japonaises) et de Nagisa Ôshima. Le maître réalisait à la fin des années 70 Aï no Korida (l'Empire des sens), un superbe film d'amour, un joyau du cinéma mondial mais aussi un tournant dans l'histoire de la censure : Aï no Korida est le premier film à avoir montré de façon explicite de nombreuses scènes de sexe, sans jamais, en France et dans plusieurs pays d'Europe, avoir été classé "pornographique". La version intégrale fut ainsi tout naturellement présentée aux spectateurs européens il y a plus de 20 ans, elle finissait même, en 1994, par passer à la télévision en Allemagne et en France, sur la chaîne artistique et culturelle Arte, et à 20h30 encore, l'heure familiale, celle de la plus grande audience !
  Mais ce qui est bon pour le public européen de la fin du XXe siècle ne l'est apparemment pas pour le public japonais des années 2000, à qui Eirin interdit, aujourd'hui encore, de voir dans son intégralité ce chef d'œuvre de son propre cinéma.

  Que cherche à nous dire, au fond, la commission Eirin ? Que la nudité, ou la relation charnelle, sont par nature choquantes et qu'il convient d'en protéger les spectateurs japonais, qui sont des enfants, en décidant à leur place de ce qu'ils peuvent voir et de ce qu'ils ne peuvent pas. Ainsi, la commission porte non seulement atteinte à la liberté d'expression de l'auteur, mais aussi à l'intelligence, au libre arbitre des spectateurs.

  Et avec quelle indécence ! En marquant l'œuvre des sceaux de l'infamie, Eirin rend "suspecte" la moindre scène de nu, "obscène" la moindre scène d'amour. Au final, c'est elle qui engendre un film "pornographique" !

  Ce sont rarement les films d'amours qui sont vulgaires, mais toujours ceux qui les censurent.
 
 

Frédéric Boilet

Les dessins et textes de cet article sont © 2000 Frédéric Boilet
Toute reproduction, même partielle, est interdite pour tout pays, sauf accord écrit de l'auteur