Tôkyô mon amour
Dominique Noguez, dans Tôkyô est mon jardin
  J'ai eu le bonheur d'assister presque en direct à la génèse de cet album. Je peux donc dire pourquoi il n'est pas comme les autres et pourquoi les libraires auront la plus grande peine à choisir la vitrine où le placer. Il relève en effet d'un genre nouveau, c'est une œuvre insolite, un objet culturel non identifié.

  Il a l'air d'être une bande dessinée. Ce n'en est pas une. Ou pas seulement. Certes, Frédéric Boilet dessine, et bien. Il le prouve depuis la Fille des Ibères (1985), peplum hispano-gaulois d'après un scénario de René Durand, et surtout depuis le Rayon vert (1987), œuvre totalement personnelle. Dès le début, on est frappé chez lui par deux caractéristiques : un art très inventif de la mise en page et du cadrage, un grand réalisme des visages et des attitudes. La mise en page : je veux parler de la taille très variable et de l'agencement subtil des vignettes dans la page, considérée comme un espace autonome. Dans les premiers albums on pense parfois à la structure ingénieuse de certaines planches du Little Nemo de Windsor McCay. Le cadrage : c'est cette virtuosité à passer d'un plan d'ensemble en légère plongée (mettons) à un plan rapproché en contre-plongée (ou l'inverse), bref, cette extrême mobilité du point de vue qui n'a d'exemples que les films de Dziga Vertov, d'Eisenstein ou... des frères Coen, tous cinéastes fous de montage.

  Accessoirement, frappent chez Boilet : un certain goût de l'érotisme, sans exhibitionnisme mais sans pudibonderie, oh là là non ! Et (quand on connaît l'auteur ou ses amis) la surprise amusée de le voir prêter les traits de gens réels et particulièrement les siens à certains de ses personnages.

  Cela tient à sa façon de procéder. Elle l'éloigne de la bande dessinée classique et conduit à le ranger plutôt au rayon des nouveautés littéraires. Car ce qu'il fait, depuis notamment 36 15 Alexia, ce sont des sortes de romans autobiographiques. Simplement, les mots (arrangés par l'écrivain Benoît Peeters) sont accompagnés de dessins en couleur ou, de préférence, en noir et blanc. (Est-il extravagant de s'aviser que ce noir et blanc, même rehaussés, comme ici, de splendides trames grises de Jirô Taniguchi, sont les couleurs mêmes de l'écriture ?).

  L'originalité de Boilet est qu'il a, une fois pour toutes, décidé de ne produire rien, information, texte ou forme dessinée, qui ne soit directement indexé sur le réel. Rude contrainte. Elle l'éloigne des imaginations en folie qui abondent dans l'univers de la BD, le rapproche des forçats du réalisme. Elle l'apparente à ces jeunes romanciers qui nous donnent le récit de leurs premières amours ou à ces auteurs plus mûrs qui écrivent ce qu'on appelle un roman de formation. Et, parmi ces romanciers, à ceux qui, dans la filiation double de Stendhal et de Flaubert, n'aiment rien tant que le parfum grisant du vrai, ne mettent pas un visage, pas un mot, pas un brin d'herbe, pas une pierre, pas un boulon en scène qui se soit croqué sur le vif. Flaubert harassait ses amis de demandes de renseignements sur les horaires de trains en 1848 ou sur la forme des falaises de la Manche. Boilet est de ceux, plus fringants ou plus ménagers d'autrui, qui prennent eux-mêmes les trains, qui vont eux-mêmes sur les falaises.

  Il fait ce que j'aimerais appeler une parodie par anticipation. Parodie au sens étymologique où l'on suit au plus près une réalité première. Sauf qu'ici on choisit de forger (et de vivre) la réalité première pour faire exister la réalité seconde, l'œuvre. D'où voyage (au Japon), séjour (à Tôkyô et Sapporo), rencontres - toutes formes d'un repérage généralisé -, qui vont donner Love Hotel puis l'histoire que voici. Pour les besoins de la cause, notre auteur poussera l'abnégation (façon de parler ! douce, très douce abnégation, en vérité) jusqu'à tomber amoureux, puis à vivre avec son héroïne, je veux dire avec le glorieux modèle de celle-ci.

  D'où ces rituels préalables que l'on trouvera dans ses carnets et ses photos s'il consent à les publier un jour, et ces autres rituels, quotidiens, que j'ai connus à la Villa Kujôyama où j'ai eu six mois le plaisir d'être son voisin. C'était à Kyôto, ville impériale heureuse, grouillante de rues commerciales, ajourée d'un vaste parc, traversée d'un fleuviau paisible, parsemée de temples et de villas superbes que l'on rallie en bus ou à vélo. Nos "maisonnettes" se trouvaient sur une colline coiffée d'arbres et de roseaux immenses dans lesquelles chantaient des crapauds et des cigales. Certains après-midi, Boilet arrivait chez moi ou chez d'autres résidents avec sa vidéo ou son appareil photo et nous faisait sourire, froncer les sourcils ou lever les yeux au ciel, prendre toutes les poses possibles et imaginables : ainsi constituait-il le stock d'images qui garantiraient le réalisme de ses dessins. Presque chaque soir, son fax crépitait : il envoyait à Peeters les pages terminées et, de Bruxelles, celui-ci lui envoyait le texte des bulles ou quelques suggestions pour le scénario.

  Car il y a scénario. La réalité, oui, mais ajustée. C'est ce qu'Aristote appelait la poïésis, ces retouches par lesquelles, tenant compte du futur public, on rend la fiction moins obscure, moins abrupte, moins invraisemblable, moins insignifiante que la vie. Pour les besoins du vrai et aussi pour l'harmonie de l'œuvre, on corrige les données brutes, on les plie aux dimensions de l'œuvre. C'est la perspective, qui rend plus clair. C'est l'enduit ou le vernis du tableau. C'est Flaubert suppliant Maupassant de lui trouver pour Bouvard et Pécuchet une falaise dont la description colle bien avec le début de son paragraphe.

  Ainsi s'explique le paradoxe de cette association avec Peeters, auteur d'imagination et de rigueur (son roman la Bibliothèque de Villers est du genre policier hyperlogique et plein de secrets jeux de mots), parolier de dessinateurs visionnaires comme François Schuiten ou de cinéastes baroco-compliqués comme Raoul Ruiz. Ce n'est pas un paradoxe, c'est un complément. Peeters apporte la poïésis, la perspective, l'enduit. (Au fait, plutôt qu'à la peinture, c'est au cinéma que Boilet fait penser : cadrages virtuoses, repérages, figurants, scénariste-dialoguiste, tout y est.)

  Ce sens du vrai et de l'insertion a conduit Boilet jusqu'à parler et écrire (fort bien) le japonais. Son album est bilingue, jouant même graphiquement des spécificités de l'écriture japonaise. Ainsi, nouvelle incertitude : où ranger son livre ? Au rayon francophone (il est lorrain, Peeters est bruxellois d'adoption) ou au rayon japonais ? Aux deux, mon samouraï ! Les futurs voyageurs y apprendront beaucoup sur le pays du Soleil Levant.

  Tant mieux. Les arts sont faits pour être rapprochés, les genres mélangés, les formes déformées - les frontières entre les oeuvres franchies. Avec Tôkyô est mon jardin, le roman d'initiation, nimbé d'humour, fécondé par le journal intime et le reportage, peaufiné par la cocréation, s'éclate en BD nouveau genre. Il y faut un nouveau type de lecteurs : vous, moi - vous, j'espère, aussi ravi que moi.

Dominique Noguez
Préface à Tôkyô est mon jardin