Frédéric BOILET
à la Villa Kujôyama,
Kyôto, juin 1994
Scénariste (avec Benoît PEETERS) et dessinateur de deux albums ayant pour cadre le Japon, Frédéric BOILET est un auteur de BD dont le nom ne sera sans doute pas inconnu à nos lecteurs... Installé au Japon, où il travaille désormais pour être publié directement sur place, il a bien voulu répondre à nos questions.
Celles-ci se situent dans le prolongement de précédents entretiens diffusés sur Internet sur le site Cyborg et dont des extraits ont été publiés en février 1998 dans le premier numéro du magazine
l'Indispensable (édité à Nîmes pas Boucaniers Productions).
Extrait de
Une belle manga d'amour,
une BD originale publiée l'hiver
dernier dans le premier numéro
du magazine « Store »
36 15 Alexia :
« une exploration au delà du
miroir des amours littéraires »
Entretien avec
Frédéric Boilet
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'il peut encore avoir besoin d'être présenté à un certain public français, Frédéric BOILET n'en a peut-être déjà
plus besoin vis-à-vis du lectorat japonais. La publication en cours dans le bimensuel « Big Comic » des éditions Shôgakukan d'illustrations dans les très rares pages couleurs du magazine, et l'heureux accueil qui lui a été réservé, ne sont en effet que les étapes les plus récentes dans la succession de ses projets en cours de réalisation au Japon.
    Auteur d'une demi-douzaine d'albums éparpillés chez presque autant d'éditeurs, BOILET fut le premier des dessinateurs français invités par la Kôdansha grâce à un programme de bourse créé d'ailleurs à son intention. Ses deux récits japonais en collaboration avec Benoît Peeters, Love Hotel et Tôkyô est mon jardin, ont cela d'unique dans le paysage de la BD en France qu'ils traitent du Japon contemporain, véritablement vécu, aux antipodes des écrasantes fantasmagories exotiques et pseudo-historisantes de tant de leurs confrères.
    Le Japon de Frédéric BOILET est toujours le fruit d'expériences, personnelles ou indirectes, mais réelles. Si les albums révisent ainsi un certain nombre de clichés "classiques" de notre regard sur le Japon, ils n'ont pas pour prétention de traquer avec la plus grande justesse possible la moindre réalité japonaise complexe dans sa globalité. L'authenticité des fragments où ils puisent leur inspiration et un certain regard, porteur d'une sincère curiosité, leur suffisent.

AnimeLand : Pouvez vous nous préciser ce que représente pour vous l'expression de TRUFFAUT, « la vérification par la vie » ?

Frédéric BOILET : L'échange des cartes de visite (meishi) est un des usages nippons les plus connus. Il me faut souvent présenter la mienne, sur laquelle j'avais choisi d'imprimer, au début de mon séjour, « dessinateur et scénariste ». Une précision souvent utile en France mais qui étonnait tous mes interlocuteurs japonais, pour qui les dessinateurs de manga sont avant tout scénaristes...
Aurais-je dû écrire « vérificateur par la vie », formule que j'ai effectivement citée dans de récents entretiens ? C'est que je ne fais (malheureusement ?) pas partie de cette catégorie d'auteurs qui peuvent se lancer dans l'écriture d'un scénario sur la seule base de documents, dans le confort de leur bureau ou de leur bibliothèque, et en ne faisant travailler que leur seule imagination... Pour moi, la réalité est plus surprenante que tout ce qu'on peut inventer. À un imaginaire souvent prévisible et stéréotypé, je préfère la réalité du quotidien, et me retrouve à courir après lui, à m'efforcer de vivre les choses, de les attraper, de les vérifier avant d'oser en parler.
Pour préciser mes préoccupations
 
ou les circonstances de mon séjour à Tôkyô, peut-être aurais-je pu écrire « apprenti-ethnologue » sur cette carte de visite, mais un ethnologue mercenaire, sans formation, qui marcherait au flair, et dont la thèse prendrait la forme d'une narration ? J'ai lu autrefois l'ouvrage d'une ethnologue - une vraie celle-là ! - qui raconte une expérience assez proche de la mienne. Pendant une année, la jeune Américaine s'était intégrée à l'univers des geisha de Pontochô, à Kyôto dans les années 70, était devenue elle-même geisha pour en tirer matière à thèse et à reportage (1). La jeune femme parle d'« observation active », une technique certainement très codifiée de cette science qu'est l'ethnologie, mais que j'ai l'impression de comprendre et d'employer à ma façon : je me sens observateur et en même temps acteur, tout en restant distant et dans la mesure du possible objectif, je me dois de susciter les événements, de les activer.
Mais un terme tout simple, finalement, résume parfaitement mon travail au Japon, au Cambodge ou sur la place de la gare de Dijon, et pourrait figurer sur ma carte de visite s'il avait son équivalent en japonais. C'est celui, officiel, par lequel l'administration française désigne l'auteur de bande dessinée : je suis « dessinateur-reporter ». Et je me réjouis de justifier par mes actes de cette carte de presse dont mes collègues et moi avons, parfois, et de plus en plus difficilement, le bénéfice.
Me voici donc « dessinant et reportant » depuis plus de dix ans, depuis mes premiers scénarios en solo pour le Rayon vert - observatoire du Pic du Midi et cathédrale de Strasbourg -, et 36 15 Alexia - album qui cherchait à passer derrière le miroir des amours littéraires, à apporter une image à ce qui n'en a pas -, jusqu'à mes plus récentes collaborations avec Benoît PEETERS autour de Love Hotel et Tôkyô est mon jardin - ouvrages qui explorent le Japon contemporain au quotidien -, et Demi-tour, une autre forme d'exploration, celle de la gare de Dijon le soir des Présidentielles...
36 15 Alexia fut une expérience douloureuse, car elle m'a confronté à toute la complexité de cette « la vérification par la vie », quand la mécanique s'emballe, entraînant une confusion entre réalité et fiction...
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Entretien paru dans AnimeLand nº 43 (été 1998)
Propos recueillis par Ilan Nguyên
© 1998 AnimeLand / Frédéric Boilet